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En Palestine, combattre les violences faites aux femmes en les mettant en scène

Pour la première fois de son existence incertaine, la Palestine participait à la campagne internationale One Billion Rising for Justice – Un milliard debout pour la justice – contre les violences faites aux femmes. Ce sont les gens de théâtres qui se sont mobilisés les premiers contre ce fléau, aux intonations particulières dans cet Etat qui n’en est pas vraiment un.
Alone we stand", pièce du théâtre al-Farah sur les femmes célibataires, écrite collectivement par les acteurs sous la direction de Marina Barham et Pietro Floridia, Cultural Palace, Ramallah, 13/02/2014 ©Julie Pronier

Alone we stand”, pièce du théâtre al-Farah sur les femmes célibataires, écrite collectivement par les acteurs sous la direction de Marina Barham et Pietro Floridia, Cultural Palace, Ramallah, 13/02/2014 ©Julie Pronier

Par Julie Pronier, texte et ©photos

L’art, et plus particulièrement le théâtre s’est imposé aussi en Palestine pour lutter contre les violences faites aux femmes, une pandémie mondiale selon les termes mêmes de l’Organisation mondiale de la santé. V-Day, la campagne de One Billion Rising avait été lancée en 1998 par Eve Ensler, l’auteure des Monologues du Vagin, une pièce écrite d’après les témoignages de femmes sur le viol et la sexualité.  Les artistes du théâtre Ashtar (Ramallah) et de la Liberté (Jénine), ainsi que l’école de Cirque de Palestine à Birzeit ont donc joué ce samedi 15 février 2014, devant une cinquantaine de personnes, réunies contre les exactions faites aux Palestiniennes : violences intra-familiales, crimes dits d’ « honneur », violences sociales et violences résultant de l’occupation israélienne en Cisjordanie. L’événement était organisé par des groupes artistiques palestiniens et organisations de femmes, avec le parrainage des Ministères des Femmes et de la Culture de l’Autorité palestinienne.

Iman Aoun, directrice artistique et co-fondatrice du théâtre Ashtar, à Ramallah, le 15/02/2014 avant la représentation ©Julie Pronier

Iman Aoun, directrice artistique et co-fondatrice du théâtre Ashtar, à Ramallah, le 15/02/2014 avant la représentation ©Julie Pronier

 

Une société « piégée »

Selon le Bureau Central de Statistique Palestinien, 37% des femmes mariées auraient été victimes de violences de la part de leur mari, et 16,1% des femmes non mariées (18-64 ans) auraient été victimes de violences de la part d’un membre de la famille en 2011. Concernant les crimes dits d’ « honneur », 25 femmes auraient été assassinées en 2013 selon l’agence de presse palestinienne Ma’an, un nombre en constante augmentation ces trois dernières années. Comme en effet miroir, la société israélienne aussi est en proie à un fort taux de violences faites aux femmes : en 2013, 200.000 femmes auraient été battues en Israël, 19 femmes ont été tuées par leur mari ou par un membre de leur famille, 88 % des agressions sexuelles ont été réalisées par une connaissance de la victime. Chaque jour, en moyenne, 72 cas de violences sont signalés dans les familles.

« Les tabous sociaux et les inhibitions augmentent », commente Iman Aoun, directrice artistique et co-fondatrice du théâtre Ashtar, à Ramallah, et l’une des coordinatrices de la mobilisation. Pour elle, cette progression est en partie due à l’occupation israélienne en Cisjordanie et à la pression qu’elle exerce sur la population : « Notre société est piégée. Nous manquons d’horizon. La société se fait plus auto-destructive, auto-protectrice. » Selon Maha Abu Dayyeh, directrice de l’organisation WCLAC – Centre de femmes pour l’aide légale et conseil –, l’augmentation des violences contre les femmes palestiniennes est en effet favorisée par la frustration de la population, déjà marquée socialement, politiquement et économiquement.

Pour Maha et Iman, les femmes qui sont ainsi victimes d’une double oppression. « L’occupation est en soi une oppression, pas seulement pour les femmes, aussi pour les hommes. Mais étant donné que les femmes sont les principales gardiennes de la famille, lorsque leur maison est détruite ou dans le cas de l’arrestation du père, du mari, des enfants, les femmes souffrent plus, » explique Iman. « Imaginez-vous à la place d’une femme palestinienne. Votre maison est détruite. Vous devez gérer. Votre mari peut aller au café et se défouler avec ses amis. Les femmes ne peuvent pas, elles doivent gérer, » déplore Maha.

Alone we stand", pièce du théâtre al-Farah sur les femmes célibataires, écrite collectivement par les acteurs sous la direction de Marina Barham et Pietro Floridia, Cultural Palace, Ramallah, 13/02/2014 ©Julie Pronier

Alone we stand”, pièce du théâtre al-Farah sur les femmes célibataires, écrite collectivement par les acteurs sous la direction de Marina Barham et Pietro Floridia, Cultural Palace, Ramallah, 13/02/2014 ©Julie Pronier

Un accès aux soins et un système judiciaire limités

Dans le cas des violences intra-familiales, les recours qui s’offrent aux femmes restent limités, en particulier dans la partie de Cisjordanie placée sous régime militaire israélien, la zone C, soit 60% de la Cisjordanie d’après l’organisation israélienne B’Tselem. Selon un rapport de l’organisation suédoise Kvinna till Kvinna publié en 2012, les ministères des Affaires sociales et de la Santé palestiniens ainsi que les forces de police palestiniennes ne peuvent y intervenir. L’intervention d’organisations internationales y est également soumise à autorisation des autorités israéliennes, tout comme la construction et mise en place de toute infrastructure – y compris des écoles ou centres de soin.

D’après Kvinna till Kvinna, ces zones sont de plus majoritairement rurales, les niveaux de vie et d’éducation des femmes plus bas que dans le reste de la Cisjordanie : cela limite d’autant la possibilité de se réfugier hors de la famille ou de la communauté dans le cas où celles-ci sont à l’origine des violences endurées. Le rapport du Bureau Central de la Statistique palestinien cité plus haut  semble confirmer ce constat : le district de Jéricho, dans la vallée du Jourdain et à grande majorité sous contrôle militaire israélien, compte le plus haut taux de violence. Dans le district de Ramallah, où il est plus facile d’accéder directement aux représentants de la loi et au personnel médical, où le niveau de vie et d’éducation est plus élevé, les violences seraient les moins nombreuses.

Le suivi pénal des cas de violences domestiques est également rendu complexe par la particularité du système judiciaire cisjordanien. Son code civil est le produit d’un mélange entre les lois ottomanes, britanniques et jordaniennes, résultant des occupations successives, qui s’appliquent toujours aujourd’hui. Rabiha Diab, ministre des Femmes palestiniennes, tente de réformer un système désormais obsolète: « Nous sommes parvenus à annuler des articles du droit pénal. Ces articles conféraient l’impunité aux coupables » de crimes dits d’« honneur ».

Une stratégie nationale de lutte contre les violences faites aux femmes a été mise en place en 2011 par l’Autorité palestinienne. Il s’agit d’abord de former des agents de police, professeurs, personnels de santé et du système judiciaire aux questions de genre. Une unité spéciale aurait été également placée dans chacun des ministères. Pourtant, malgré la forte augmentation d’assassinats de femmes – Rabiha Diab ne semble pas inquiète : « Nous sommes sur la bonne voie. »

Alone we stand", pièce du théâtre al-Farah sur les femmes célibataires, écrite collectivement par les acteurs sous la direction de Marina Barham et Pietro Floridia, Cultural Palace, Ramallah, 13/02/2014 ©Julie Pronier

Alone we stand”, pièce du théâtre al-Farah sur les femmes célibataires, écrite collectivement par les acteurs sous la direction de Marina Barham et Pietro Floridia, Cultural Palace, Ramallah, 13/02/2014 ©Julie Pronier

 

Changer la société en la mettant en scène

Iman, du théâtre Ashtar, et Marina Barham, co-fondatrice et directrice générale du théâtre al Harah (Beit Jala) se sont alors engagées dans la campagne One Billion Rising, en  intervenant devant les futurs membres de la police palestinienne, à l’académie de police de Jéricho.

Onze volontaires ont ainsi écrit et produit, avec le théâtre Ashtar, une œuvre mettant en scène la nécessité d’une réponse des autorités aux cas de violences familiales. Dans la pièce intitulée « Even at home » – Même à la maison –, une jeune fille abusée sexuellement par son frère est assassinée par sa famille après avoir pourtant tenté de faire appel à la police et aux services sociaux. D’après Iman, les réactions à la pièce furent excellentes : « Ils savent ce qui devrait être fait (…). Ces cinq dernières années, la sensibilisation de la police a fortement progressé. »

Le théâtre al-Harah a, quant à lui, présenté aux futurs policiers « Alone we Stand » – Seules  nous restons –, une pièce écrite sur la base de témoignages de femmes célibataires, en collaboration avec le metteur en scène italien Pietro Floridia – avec lequel ils ont dû répéter via Skype, mais aussi en Jordanie en raison de son interdiction de séjour de 5 ans en Israël.

Les femmes palestiniennes célibataires – car jamais mariées, veuves ou divorcées – sont soumises à une forte pression morale de la part de la communauté : « Elles ne peuvent pas sortir, elles ne peuvent pas s’habiller comme elles le veulent, elles ne peuvent pas avoir de relations [sexuelles] parce que tout le monde prétend qu’elles sont ‘faciles’, » explique Marina Barham. Dans le cas où elles auraient des enfants d’un précédent mariage, « si elles décident de se remarier, elles perdront la garde de leurs enfants », en vertu d’un code de la famille toujours appliqué par des tribunaux religieux.

Cette pièce a soulevé quelques commentaires peu amènes de la part des futurs policiers : « Que des hommes ! Alors bien sûr, ils sont jeunes, juste au début [de leur formation]. Beaucoup d’entre eux riaient et blaguaient pendant la représentation. Nous avons eu une discussion avec le public après. Certains ont nous ont dit : « Ce n’est pas vrai ; ce n’est pas notre société, c’est contre notre culture [de critiquer cette situation], c’est contre notre tradition. » Normal. » Pour Marina, l’important n’est pas de convaincre du premier coup : « Pour nous, même si cela soulève un débat, des critiques, cela les fait réfléchir. Si au moins quelques personnes sortent du théâtre en réfléchissant, c’est un succès. »

Chorégraphie sur « Break the Chain », chanson officielle de la campagne One Billion Rising, Ramallah, 15/02/2014 ©Julie Pronier

Chorégraphie sur « Break the Chain », chanson officielle de la campagne One Billion Rising, Ramallah, 15/02/2014 ©Julie Pronier

 

Convaincre plus que contraindre

La pièce, présentée à travers toute la Cisjordanie lors de quinze représentations, semble avoir rencontré son public : « Vous ne pouvez pas imaginer les réactions, » s’enthousiasme Marina, « des femmes comme des hommes ! Beaucoup de femmes nous ont dit que nous avions vraiment exprimé tous les sentiments qu’elles ressentaient et qu’elles n’ont pas le courage d’exprimer. Les hommes étaient très heureux qu’on ne les tienne pas pour uniques responsables. Nous ne blâmons pas (…). Nous ne montrons pas les femmes en tant que victimes. Nous montrons aussi que les femmes sont fortes, puissantes et que nous avons des exemples de succès dans notre société auxquels nous devons penser. »

Les deux metteures en scène planifient d’autres représentations pour les mois à venir, dans des écoles, universités ainsi que devant des juges et avocats : « Le principal problème est de sensibiliser les gens. Cela doit commencer à l’école parce que nous ne devons pas attendre que le crime ait lieu, » s’enflamme Iman.

Pour elle, le théâtre est le parfait véhicule d’un tel message, pour les spectateurs comme pour les acteurs : « Lorsque vous travaillez avec des femmes et des hommes, jeunes ou plus âgés, vous les aidez à se transformer, à devenir plus forts de l’intérieur. Vous leur donnez une voix à utiliser non seulement sur scène mais aussi dans la vie. Cela devient un outil qui brise la glace, la rigidité de la vie. C’est aussi un miroir pour que chacun puisse s’y voir, et y voir ses faiblesses et ses forces. C’est ça le théâtre. Lorsque vous emmenez ce groupe dans le monde, sur scène, cette énergie interactive crée une autre dimension pour les récepteurs. Ils deviennent ‘spect-acteurs’.»

A Ramallah, lors du rassemblement, le public était invité à devenir acteur en dansant avec les promoteurs de l’événement sur la chanson officielle de la campagne One Billion Rising, « Break the chain » (Brisez la chaine), mais aussi en agissant dans leur sphère familiale et leur espace quotidien. Jeunes danseurs de Debke – danse traditionnelle palestinienne –, artistes du Cirque palestinien de Birzeit, groupe de femmes religieuses musulmanes et actrices se sont donc alliés pour leur transmettre un message commun : il faut agir ensemble pour les droits des femmes et des Palestiniens dans leur ensemble, les deux étant indissociables.

L'Ecole de cirque de Palestine (Birzeit), se produisait aussi à Ramallah pour sensibiliser aux violences contre les femmes, 15/02/2014 ©Julie Pronier

L’Ecole de cirque de Palestine (Birzeit), se produisait aussi à Ramallah pour sensibiliser aux violences contre les femmes, 15/02/2014 ©Julie Pronier